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Avons-nous perdu la bataille contre le cancer ?
La médecine a capitulé : Odette va mourir.
Cinq années de lutte sans répit, des dizaines et des dizaines de séances
de radiothérapies, de multiples cures de "chimiothérapies", préventives
de prime abord pour empêcher d'éventuelles probables métastases d'un grave
cancer du colon opéré bien tardivement parce que non diagnostiqué, puis
répétées après deux opérations chirurgicales de tumeurs au foie, systématiques
enfin pour faire disparaître une troisième métastase inopérable, après
des heures passées à se faire scanner, des jours douloureux d'attente
anxieuse des résultats de ces examens, de ceux des analyses de sang, un
moral d'acier trempé, l'espoir toujours déçu d'une guérison : ma soeur
cadette a baissé les bras.
Depuis 6 semaines, Odette n'a pratiquement plus rien absorbé. Elle "rend"
tout ce qu'elle essaye d'avaler. Même le fait de boire quelques gorgées
lui donne des nusées. Elle souffre dans tout son être physique et moral,
ne mange plus, dort à peine quelques quarts d'heure. On l'a mise sous
bonne dose de morphine. Elle a continué à souffrir.
Il y a trois semaines, les médecins ont enfin décidé de stopper la nième
séance de chimiothérapie et de lui tranfuser des cellules sanguines que
sa moelle osseuse, détruite toute les trois semaines par la chimio depuis
plusieurs mois, ne sait plus fabriquer pendant bon nombre des jours suivants,
le temps que les cellules souches des éléments figurés du sang se régénèrent
et qu'elles se trouvent à nouveau en état de ne pas supporter une nouvelle
intervention. On l'a appareillée pour lui faire passer directement dans
le duodénum les éléments nutritifs que son estomac refuse de garder. Des
peptides de lait, un sucre un peu complexe, des acides gras hypercaloriques,
quelques oligo-éléments chimiques et des vitamines de synthèse, rien de
bien génial, qu'elle se doit faire passer dans son intestin grèle au goutte
à goutte, quatre heures durant, deux fois par jour. Après moult calculations,
la diététicienne du CHU de Rouen a convenu que ce qu'elle conservait sans
le vomir lui apportait 900 calories de moins chaque jour que ce qu'elle
aurait dû aborber pour ne plus perdre de poids. Odette a perdu dix kilos
au cours des deux mois précédents... Va pour les calories!
Elle a décidé de partir, dans la "dignité" comme elle dit.
Odette a vécu les cinq années de ce calvaire aussi mieux que possible,
entourée de l'affection de tous les siens, de son époux qui s'est dépensé
pour la faire changer d'horizon entre les interventions de chimiothérapie,
à l'hôpital, à domicile, à travers les visites aux enfants et à la douzaine
de petits gars qu'ils ont engendrés, recevant à table chez elle et en
dépit de sa condition toute la nombreuse fratrie que lui a laissée sa
mère, la maman malade et impotente qu'elle assistée des années durant,
quasiment toute seule, dans la chère chaumière où mes parents s'étaient
retirés à deux pas de la petite exploitation où ils avaient trimé toute
leur vie, pour permettre à leurs enfants, moi en particulier, de vivre
heureux dans notre vie du bonheur simple qu'ils nous avaient donné dans
notre enfance.
Odette a fait l'admiration de tous et l'étonnement de ses médecins. C'est
le cas clinique, celui que la médecine ne s'explique pas, un miracle en
quelque sorte. Elle aurait dû en mourir depuis belle lurette du cancer
qui lui rongeait le foie depuis plus de quatre ans, depuis plus longtemps
encore sans qu'on le sût, sans même qu'elle s'en doutât. Miracle de la
thérapeutique?
Un drôle de paroissien
Odette est morte. Ce Mardi Saint.
Je le savais avant même qu'elle ne s'endorme. Elle est venue me réveiller
ce matin, à 5 heures, au bras de Martine, sa dernière fille.
Radieuse, irréelle, elle venait me dire qu'elle était guérie. Son visage
était plein d'une joie indescriptible, le visage des bienheureux sans
doute. Et j'étais le premier, le seul peut-être à qui elle voulait le
faire savoir.
J'ai vite constaté que je n'avais fait là qu'un rêve, impossible, insensé,
inconcevable. J'avais gardé, jusqu'il y a quelques semaines, l'espoir
qu'elle allait guérir, qu'elle finirait par s'en tirer, puisqu'enfin les
médecins avaient décidé enfin de ne plus la tuer, de cesser les chimiothérapies
assassines. Je voulais y croire, j'ai voulu lui faire croire. A tort sans
doute.
Je savais qu'elle était morte, à l'aube de ce jour nouveau. Et je me
suis précipité chez elle, vers le lit ou elle gisait, inconsciente j'espère,
vivant encore si l'on peut dire, les yeux exhorbités, les joues en feu,
cherchant vainement à reprendre du souffle, entre deux râles.
Dans le corridor, j'ai croisé un inconnu, un homme jeune encore, bien
mis, qui sortait de la chambre en compagnie de quelqu'un, une des filles
d'Odette, un rituel sous le bras. On m'a présenté. J'ai deviné que le
visiteur venait d'accomplir une dernière formalité : administrer le sacrement
des malades à une mourante. In extremis !
Il paraît que le Père est assez à cheval sur la liturgie, que dans son
monde il n'est pas question de mettre en terre après une cérémonie avec
chants et allocutions de sympathie, passé le début de la semaine sainte.
Dans la paroisse de Sainte Honorine en Pays de Caux, il faut attendre
le mardi de Pâques pour se voir enterré, si l'on n'a pas eu la bonne idée,
ou l'opportunité, ou la possibilité de mourir avant le lendemain des Rameaux
et avant minuit. Il va falloir se résoudre à expédier Odette dans une
salle où l'on met les morts au froid, en attendant de pouvoir les mettre
en terre...
Ma soeur aînée m'a demandé de tenir l'orgue mardi prochain, entre 14
heures trente et quinze heures trente, pour l'accompagner dans les quelques
chansons d'espérance que l'Eglise autorise ses derniers pratiquants à
exécuter dans une cérémonie, lors d'un enterrement "laïc" à quoi il manque
si peu pour ne pas être un simple enterrement "civil".
Car Monsieur le Curé est pris par d'autres obligations, ce qui peut s'expliquer
quand on est le pasteur d'une treizaine de paroisses. Mais que j'ai un
peu de mal à comprendre (et à excuser) quand il s'agit d'Odette, dont
nous nous gaussions parfois en la considérant comme un des vicaires de
la paroisse, toujours prête à rendre service à son curé, le dernier d'une
liste de soixante années, jusqu'à ces derniers mois, malgré sa maladie.
Il est vrai qu'il n'est pas indispensable d'être l'ouvrier de la dernière
heure pour être admis au Royaume des Vivants, mais cela ne doit pas nuire.
Monsieur le Curé envisage sans doute d'avoir besoin de récupérer des
fatigues occasionnées par les cérémonies et les obligations de la semaine
sainte. Je ne crois pas que cela aura été dû à une présence assidue au
confessionnal : les fidèles le fréquentent de plus en plus rarement. Quoi
qu'il en soit, nous évoquerons le souvenir d'Odette et chanterons l'espérance
de la Résurrection entre nous, dans la plus stricte intimité religieuse
d'une Eglise sans ministres.
J'espère que les quêtes iront servir à dire des messes dans un couvent
ou une congrégation où l'on pratique encore les prières pour les âmes
du Purgatoire.
Il est probable qu'Odette n'en ait guère besoin. "Heureux les doux..."
Quant à moi, j'espère que l'accompagnement à l'orgue des cérémonies de
la Semaine Sainte dans mes 6 ou 7 paroisses me laisseront assez de forces
(et le loisir) de venir dire un dernier adieu à ma cadette, dans l'église
de mon enfance, sur le remplaçant de l'harmonium poussif sur lequel j'ai
fait mes premières gammes...
Arrête Maurice : tu vas nous faire pleurer !
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